Lors de mon
précédent séjour, j’avais découvert une très jolie table appelée « Sekiz » dans le quartier de Beyoğlu tenue
par le chef Maksut Aşkar. Cependant je réalisai un peu plus tard que ce dernier
avait quitté son établissement depuis quelques semaines, laissé la cuisine à
son équipe et avait un tout nouveau projet en tête. Un établissement qui
entretemps a été racheté et transformé en un bar et fumoir à nargile…
Je suis
toujours un peu déçu qu’inlassablement l’on parle de cuisines françaises,
thaïes, japonaises et autres mais jamais de cuisine turque. Pas celle qui est
connue en Europe avec les ersatz de kebab et autres plats simples comme des
brochettes ou mezzés mais de cuisine gastronomique turque qui n’est
malheureusement pas encore suffisamment médiatisée comme ce qui se passe en
Espagne, Scandinavie et maintenant en Amérique du Sud. Cela doit faire peut-être
à peu près cinq années que l’on voit une nouvelle génération de chefs qui ont
pris conscience que ce pays avait tout le potentiel, la culture, l’histoire et
les ingrédients pour transformer et actualiser une cuisine millénaire parfois
Ottomane et aussi parfois inspirée des pays limitrophes. La cuisine turque est
aussi variée que n’importe des pays précités et tout aussi régionale.
Probablement
que le chef le plus reconnu internationalement ces jours est Mehmet Gürs de
chez Mikla, ainsi que Cihan Kıpçak et Üryan Doğmu de chez " Gile " qui nous avaient fortement
impressionnés. Des cuisiniers qui vous sortent d’incroyables assiettes jouant
avec la qualité des produits, des textures, des saveurs inattendues et de très
beaux dressages. D’ailleurs l’association « Omnivore »
qui défriche la jeune cuisine française et internationale ne s’y étant
pas trompée en organisant annuellement un festival à Istamboul où justement en
novembre de l’année dernière ces chefs mentionnés avaient été conviés.
Maksut
Aşkar, un des chefs de la nouvelle cuisine turque depuis novembre de l’année
dernière a donc ouvert son nouvel établissement appelé « Neolokal »
et c’était donc avec une certaine excitation que j’attendais de découvrir sa
table. Un chef qui a compris que son
pays peut se faire remarquer sur la scène culinaire internationale pour autant
que l’on propose une cuisine actuelle, repensée, mais aussi d’inspiration locale,
basée sur les meilleurs produits possibles et tout cela avec une grande
créativité.
Contrairement
à ce que beaucoup de personnes s’imaginent, ce n’est pas dans l’ensemble de la
ville que l’on trouve cette nouvelle génération d’établissements mais
principalement dans Beyoğlu et
précisément le quartier de Karaköy. Un quartier à la jonction de la Corne d’or
et du Bosphore en pleine transformation car certains des entrepôts sont
remplacés par des établissements modernes et d’autres deviennent des lieux à la
mode.
C’est dans
le bâtiment de « Salt Galata » que Maksut a donc atterri.
« Salt » étant une nouvelle institution culturelle née en 2011 dont
l’ambition est de devenir la plus grande de Turquie. Un lieu où l’on préconise
l’innovation avec des expositions, des conférences, des projets de recherche,
où l’on trouve une bibliothèque, un auditorium, un café et maintenant un
restaurant. Ce majestueux bâtiment est historiquement le siège de la Banque
Ottomane sur Bankalar Caddesi.
Une entrée
dans un édifice classique avec sa grande rampe d’escaliers et ensuite le hall
avec quelques écrans supposés indiquer où trouver quoi.
Ne prenez
pas l’ascenseur comme suggère l’affichage dans un écran plat situé à côté des
ascenseurs mais continuez au même niveau et au fond vous vous trouverez devant
la cuisine ouverte de « Neolokal ».
Le
restaurant ne se trouve pas à ce niveau mais vous emprunterez les escaliers
afin d’arriver au premier niveau face à cette grande salle moderne virée face
au bar et dans laquelle se trouve une longue table pour repas de groupe.
La salle
très contemporaine n’est vraisemblablement qu’utilisée l’hiver ou par mauvais
temps car les repas sont naturellement servis sur la terrasse.
Une
terrasse bien agencée avec des tables plutôt bien espacées et une vue sur les
toits du quartier face à la Corne d’or et Sultanhamet.
Dans le
dos, le bâtiment administratif de l’ancienne banque. L’association de cette
sorte de verrière attenante à un édifice traditionnel est tout à fait réussie.
L’ambiance est distinguée, romantique et l’on a immédiatement l’impression de
vivre un moment très privilégié.
Avant de
nous présenter la carte, nous nous serons proposé de l’eau ce qui semble tout à
fait banal mais là où l’on va vite comprendre que « Neolokal » n’est
pas qu’un restaurant à la mode mais un lieu privilégié où chaque détail a son
importance, c’est en voyant que l’on nous apporte deux grands verres avec
diverses tranches de citrons, du pamplemousse et de la grenade pour accompagner
l’eau gazeuse. Finalement cela semble évident…mais pourquoi n’y avoir pas pensé
avant ? Immédiatement cela vous surprend et vous positive dès le
commencement.
La carte
qui nous est tendue est absolument magnifique rien qu’en regardant les
intitulés des mets. Des entrées type mezzés froids ou chauds et ensuite une
série de plats principaux. Pour démarrer nous est amené un traditionnel
« Muhammara ». Mais quand je dis traditionnel, ce n’est que le
nom. Ce mélange de noix écrasées,
de pâte de piment rouge, tahiné, d’huile
d’olive, d’ail et du citron a été sublimé par la finesse de sa texture et l’addition
d’une huile d’olive au persil.
Cette carte
propose un menu avec un assortiment de mezzés mais la lecture est tellement
belle qu’il est préférable selon moi de faire son propre choix. Une cuisine
locale, souvent d’Anatolie mais revisitée avec toujours un respect des
traditions. A préciser que ces mezzés doivent être considérés comme étant plus
des entrées servies sur assiette que des portions que l’on se partage entre
convive. L’approche est dirais-je gastronomique dans le sens où il y a de la
recherche dans le dressage, l’assiette et le choix des ingrédients. Pour
commencer, du poulpe à la lavande, pommes de terre nouvelles, crème citronnée.
Un met que l’on peut retrouver autour de la mer Egée aussi bien en Turquie qu’en
Grèce mais repensé avec la subtile touche de lavande utilisée dans la cuisson
de ces pommes de terre et l’ajout de cette sauce citronnée apportant un très
beau coup de fouet en bouche. Les herbes
fraiches telles que persil plat et aneth ainsi que les pignons complèteront
cette très belle assiette.
Seconde
très impressionnante assiette et au parfait dressage, la taramasalata et
haddock, poutargue et betteraves rouges au raki. Le haddock est fumé selon les
anciennes techniques stambouliotes mais amenées par les grecques « Yako
Abi » des Iles aux Princes, servi avec
des cubes de betteraves infusés au raki, du zeste de citron, du pain craquant,
un peu de tarama et de la poudre d’œufs de mulet gris, appelée
poutargue. Cette assiette est
magnifiquement équilibrée avec cet équilibre entre saveurs marines et ces
quelques touches végétales comme le radis croquant et cette alliance
raki-betterave. Quelque chose que j’ai
parfois eu l’occasion d’apprécier mais seulement dans des cocktails. Ce chef-d’œuvre
absolu est l’un des plus beaux plats de poisson fumé que j’aie pu déguster.
Troisième
entrée avec la terrine de canard « Çerkez ördeği », crème de noix et
chutney de pêches. Un plat d’origine circassienne du nord-est de la Turquie.
Originellement préparé avec du poulet mais ici travaillé avec du canard et où
le pain a trempé dans le bouillon de la volaille et servi avec sa crème de
noix, une crème d’ail poché et un chutney réalisé avec les pêches de la récolte
de cette année. Le cresson que l’on trouvera sur le côté provient de leur
jardin près de la mer noire à Kilyos. Présenté comme des tranches de terrine
sur lesquelles l’on a partiellement badigeonné ce chutney et ajouté comme fond
d’assiette les crèmes en forme de rectangle. A première vue il y a quelque
chose de très français dans cette assiette mais les saveurs sont vraiment
typiques de cette recette traditionnelle.
Nous
poursuivrons avec l’un de leurs deux houmous ; Pastrami, bœuf séché et
fumé, crème de vinaigre de figues, confiture de figues au raki. Contrairement
aux idées véhiculées, il n’y a pas qu’une seule manière de préparer du houmous
et nombreuses sont les variations chaudes ou froides. Ici nous retrouverons de
délicieuses charcuteries réalisées par leurs propres soins, un peu de pourpier
sauvage recouvert de ce vinaigre de figues, une pointe de fromage Tulum d’Izmir
provenant directement d’une ferme faisant partie de l’association « Slow
Food » et son concept « Ark Of Taste », une série de produits alimentaires
menacés d’extinction, qui font partie des cultures et des traditions du monde
entier. Le Pastrami qui est d’origine
turque appelé « Pastirma » est de la poitrine
de bœuf, mise en saumure, est cuite à la cocotte puis fumée et pressée.
Le premier
plat principal sera une autre œuvre graphique. Le chef est revenu chercher le
"katmer et tirit", crème de yaourt, « tarhana » séchée. Un
montage de pâte et de bœuf cuit dans un jus de canard. Encore un classique
anatolien que l’on retrouve dans cette région sous forme de « tirit »
et de soupe au « tarhana »,
une spécialité à base de bulgur dont il existe des équivalents, entre autres,
en Grèce (trakhanas), en Albanie (trahana), en Egypte (kishk) et en Irak
(kushuk). Originellement on utilise de gros chaudrons pour la cuisson du bulgur que l’on remplira avec
du lait aigre, l'ayran, ce mélange de yaourt, d'eau et de sel. Le tout
est cuit sur un feu de bois jusqu'à ébullition et remué constamment
durant 3 à 4 heures. En fonction de la
région, le « tirit » est cuit avec du bœuf, de l’agneau ou encore de
la volaille. La viande est cuite dans un
bouillon et servie avec du pain trempé dans ce dernier et accompagné de
yaourt. Le plat servi ici est une combinaison du tout ; le bœuf est cuit dans un
bouillon de canard. Le « katmer » est une pâte type filo d’Anatolie
qui a frit dans la graisse de canard en lieu et place de beurre. Un plat
extrêmement gourmand qui magnifiquement s’inspire des traditions.
Seconde
assiette, un délicieux jarret d’agneau cuit
à basse température, blé Üveyik, feuilles de moutarde et pomme. Un autre des
plats classiques car l’agneau cuit pendant de longues heures est un « must »
dans certains restaurants. Un plat dédié à leur ami et fournisseur, Hüseyin Abi
qui leur présenta cette céréale en voie de disparition appelée blé Üveyik
provenant de la province Çankırı. L’agneau est cuit pendant 9 heures, servi
avec cette feuille de moutarde et la céréale cuite avec des pommes et oignons
pendant 7 heures.
Nous
poursuivrons avec les desserts et un parfait au tilleul, crème de citron et
crumble « Acibadem ». Les fleurs de tilleul auront donc parfumé le
parfait comme dans un thé, au milieu une délicieuse crème au citron pas trop
sucrée et de la poudre craquante d'amandes amères. L‘« Acibadem » est
un biscuit à l’amande que l’on peut trouver dans les boulangeries qui aura
servi à ce crumble.
Un second
dessert peut-être beaucoup plus créatif, la courge croustillante, le parfait à
la tahini, la crème glacée à la courge et sésame croquant. Une autre met qui
suit les traditions de l’est de l’Anatolie, lieu d’origine du chef. La courge
est croustillante à l’extérieur et moelleuse au centre, servie avec ce très bon
parfait, le croquant du sésame, la meringue à la pistache qui a été émiettée,
la glace et gelée de courge. Une magnifique assiette vraiment très étudiées
autour de la courge comme jamais vu auparavant.
J’ai oublié
de préciser que chaque plat fut présenté par une des cuisinières de l’équipe de
Maksut directement à notre table ; une très sympathique dame avec qui nous
avons à la fin du repas longuement discuté du renouveau de la cuisine turc et
des « belles tables » de la ville. Nous avons eu la chance d’avoir
reçu un autre dessert du jour un fabuleux « baklava » réalisé avec du
filo, une confiture de noix, rempli avec de la pistache et une crème de « kaymak » et glace
de halva à la mélasse. Je dis fabuleux car souvent cela peut être trop sucré,
lourd et écœurant. Ici complètement revisité avec une mousse de pistache
aérienne en son centre sur une crème de ce babeurre appelé « kaymak ».
Pour ce
repas, conseillé par le très qualifié sommelier une bouteille de la carte des
vins exclusivement turc, un Melen Papazkarasi Rezerve de Thrace en 2011. Un
cépage unique et rare qui ne pousse que non loin de la Grèce dans les provinces
de Marmara et de Thrace. Un vin des princes de Thrace dont le nom du cépage
signifierait quelque chose comme « le noir du prêtre ». Des saveurs
non loin d’un Sangiovese dans le nez et les saveurs, des couleurs ruby avec des
arômes de violette.
Et au rez-de-chaussée,
ne manquez pas d’aller un moment contempler l’impressionnante équipe en
cuisine, attentive et orchestrée par le chef Maksut Aşkar.
On
ressortira éblouit de chez « Neolokal ». Le chef Maksut Aşkar veut
clairement imprégner sa cuisine de ses racines mais sans jamais s’inspirer d’autres
tables. C’est un artiste qui a su transformer des plats séculaires si pas plus
en des mets aux dressages parfais et utilisant les meilleurs produits qu’il
soit. Il y a fort à parier que l’on va en entendre parler sur la scène
internationale dès que les foodistes de tout genre comprendront qu’il se passe
quelque chose d’extraordinaire culinairement en Turquie.
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