Les deux
régions les plus gastronomiques d’Espagne probablement doivent être le pays
Basque et la Catalogne tenant compte du nombre impressionnant d’étoiles que
l’on y trouve. Et cette-fois le choix à
Barcelone était plutôt cornélien. Passablement de « secondes tables »
de chefs étoilés se trouvant à San Sebastian ou à Gérone mais aussi des tables
réputées par leur chef local.
Cette
fois-ci c’est sur Jordi Cruz que j’avais jeté mon dévolu. Un jeune chef de 37 ans,
étoile montante en Espagne et chef de cuisine au restaurant « ABaC »,
deux macarons. Lauréat d’une impressionnante série de concours gastronomique,
c’est en 2010 qu’il rejoint l’hôtel du même nom… « ABaC ».
Alors
pourquoi ce choix, simplement parce que si l’on apprécie la cuisine espagnole
d’avant-garde, retravaillée, ré-imaginée
avec une énorme créativité comme chez les frères Roca ou Eneko Atxa de Azurmendi, cette table avait tout
pour me séduire « sur le papier ».
« ABaC »
ne se situe pas vraiment dans le centre touristique de la ville mais soyez
rassuré car le métro vous déposera en probablement 15 minutes depuis la place
de la Catalogne à bon port avec la ligne L7, arrêt Tibidado. Vous sortirez de
la bouche de métro, traverserez la rue et vous y êtes… L’alternative étant
évidemment la voiture ou le taxi.
Vous ne
pourrez manquer l’entrée avec l’inscription du restaurant en grand et illuminée
sur une palissade en bois. Une entrée peu conventionnelle car l’on sonne…et la
porte s’ouvre…
Une fois la
porte franchie vous longerez le bâtiment sur une allée délicatement éclairée
afin de rejoindre le hall d’entrée. Immédiatement vous serez sous le charme de
cet endroit luxueux où l’accueil est sans faille. On vous voit arriver, le
personnel s’enquiert de votre réservation et vous installe quelques minutes sur
un sofa avant de passer à table.
Deux salles
de restaurant indépendantes en longueur ou l’on est installé à coté de baies
vitrées ; les tables sont suffisamment espacées pour avoir de l'intimité
et même des rideaux partagent ces longues pièces pour renforcer le côté
chaleureux du lieu. L’éclairage moderne
est parfaitement approprié et éclaire subtilement les tables dressées de blanc,
permet de distinguer clairement ce que l’on a dans son assiette.
Les cuisines
que nous visiterons en fin de repas se trouvant dissociées des salles à manger
afin de préserver un certain calme.
Sur ces
tables, une élégante vaisselle qui si à la base est plutôt classique, deviendra
plus inventive tout au long du repas, un élément important des mets servis car
elle fera partie intégrante des compositions culinaires.
La carte
propose deux menus. Le menu ABaC a 135 euros et le « El Gran » à 165 euros avec la possibilité de coupler les
vins avec 65 et 85 euros selon le menu choisi. Je dois prévenir que la carte
des vins est dans le haut des prix malgré que nous soyons en Espagne.
C’est donc
le grand menu ABaC avec 16 assiettes que nous retiendrons, déjà par les plats
qui nous ont semblés très intéressant mais aussi par l’envie de profiter
pleinement de notre visite.
Comme dans
la plupart de ces restaurants de cette catégorie, il est quasiment impensable
de se rappeler de tous les ingrédients qui composent chaque assiette. Le
travail étant gigantesque et le nombre d’éléments parfois important, que seul
une bonne mémoire peut se rappeler de tout…et encore… Mais voilà ce que cela
donne…
Nous
démarrerons avec une Neige de Bloody Mary, fruits de mer et salaisons. Première
assiette que je pourrais qualifier de gifle car la surprise est grande. J’avais
gardé un magnifique souvenir du Bloody « Mar » de Azurmendi mais je
suis vraiment surpris de découvrir une toute autre interprétation de ce
cocktail. Ici on a utilisé de l’eau de tomate qui est évidement exempte de
pulpe et transformé celle-ci en un granité. Sous « cette neige » on
retrouvera un explosant mélange en bouche de divers fruits de mers finement
coupés tels que des couteaux et coques avec un assaisonnement précis où l’on
identifiera une touche pimentée et une trace de vodka. Déguster ce plat plein
de fraicheur en début de repas met immédiatement en appétit. Utiliser un
élément glacé comme premier plat me semble être une excellente idée. Certes
nous somme dans le moléculaire mais que je qualifierai de réussi ; recette
pour les amateurs disponible ici.
Nous sont
apportés une très belle et délicieuse sélection de pains maison, comme par
exemple celui aux tomates, avocats et anchois, simplement le blanc ou encore le
pain aux graines et abricots.
Je serai
tout aussi impressionné par la Focaccia de foie gras et royal de gibier, miettes
de maïs et glace au mole. Rien que le nom met l’eau à la bouche et cette
interprétation d’un plat au foie gras sera un souvenir inoubliable. Arrive sur
une pierre une impressionnante
réalisation avec quelque chose qui visuellement ressemble plus à un tacos
qu’une foccacia mais cela n’a relativement peu d’importance. Peut-être
simplement que la consistance n’est pas croustillante mais plus proche de celle
d’un pain. A l’intérieur le foie gras moelleux et avec une bonne température
sur lequel le même ingrédient a été râpé. Une technique qui consiste à congeler
un morceau et de la râper au dernier moment. Dessous « cette
focaccia », la royale qui contient également du foie. Généralement on mixe
ensemble le foie gras, du bouillon de volaille réduit, de la crème et des œufs.
Cette préparation se dégustant avec la focaccia en ajoutant selon envie une
préparation à base de maïs broyé. Et le plus surprenant et fabuleux…l’élément
glacé comme dans la première entrée, la crème glace au mole. Le mole étant une sauce mexicaine à base de
chocolat, de piments séchés ainsi que d’une multitude d’autres épices. Je
pensais avoir un peu tout découvert ce que l’on pouvait faire d’un foie
gras….eh bien me voilà encore surpris par tant d’audace.
Nouvelle
surprise avec le Crabe royal et caviar, ramboutan et corossol à l’huile de
piment. Présenté à nouveau sur une
pierre, trois demi-ramboutans remplis avec une salade de crabe dans laquelle
ont été incorporés du caviar et l’un d’entre eux avec une glace au ramboutan et
corossol sur laquelle quelques gouttes d’huile pimentée ont été déposées. Nous
constaterons que jusqu’à présent il y a toujours eu un élément glacé à chaque
plat qui s’harmonise toujours avec perfection, un fil conducteur innovateur qui
est très appréciable, une utilisation adaptée des ingrédients exotiques sans
tomber dans le facile.
Nous
poursuivrons avec les Calçots confits, sauce romesco glacée et charbon fumé. Le
met arrive sous une cloche depuis
laquelle s’échappe un peu de fumée.
Après quelques saveurs exotiques, nous revenons aux produits locaux
catalans, des oignons tendres et doux plus fins que ce que l’on appelle chez
nous les oignons fanes. On pourrait éventuellement comparer ceci à de très
jeunes poireaux. La sauce romesco qui elle aussi est catalane à base de tomate,
amande, poivrons souvent servie avec les plats cuits à la plancha a été
transformée en une délicieuse crème glacée. On retrouve ici encore ce fil
conducteur glacé qui en aucun cas ne déforme les plats en les refroidissant
mais plutôt en apportant une touche chaud-froid soigneusement étudiée. Comme
les calçots sont généralement mangés avec une grillade, on a non seulement
ajouté cette fumée au départ mais aussi le charbon qui apporte une texture
croustillante additionnelle.
C’est
ensuite qu’arrive notre serveur avec une théière dans laquelle se trouvent des
fines tranches de veau sur lesquelles est versé un bouillon. Nous comprenons
que le plat suivant lorgnera considérablement vers le japon puisqu’il s’agit de
préparer ici un « dashi » fumé, élément de base de la cuisine de ce
pays. Si nous comprenons correctement, le liquide versé est une infusion
d’algue kombu et de katsuobushi, bonite séchée, fermentée et fumée. Le plat servi est appelé Bœuf de Kobe au
katsuobushi et dashi de veau fumé (infusion). Arrive une plaque blanche sur
laquelle trois très fines tranches de bœuf sont déposées en rectangle, deux
grains de riz soufflé et peut-être de la bonite séchée. On roule chaque tranche
que l’on déguste et ensuite boit une gorgée du « dashi » qui a été
servi dans une tasse. Nous ne sommes pas du tout séduit par ce plat qui est
selon nous déjà un peu fade et qui détonne un peu par rapport à ce qui nous a
été présenté au préalable. Est-ce trop proche d’un plat japonais ou simplement se
doit-on de présenter et d’aimer à tout prix cette viande qui est la plus prisée
au monde ?
Nous
poursuivons notre voyage avec leur pain chinois qui est une brioche frite,
anguille grillée, wasabi et aïoli fumé. Je dois dire que lorsque je vois le mot
wasabi, je deviens vite agacé… Ingrédient qui semble aujourd’hui incontournable
dans tous les restaurants qui se veulent « branchés » un peu comme
cet horrible filet de vinaigre balsamique que l’on a vu utilisé à tort et à
travers depuis maintenant une dizaine d’années… Heureusement, ce plat ne sent
pas le wasabi… Et je dois admettre que je suis très impressionné par la
richesse gustative de ce pain qui finalement n’est pas si asiatique que cela.
Effectivement il s’agit bien d’un pain à la vapeur qui ensuite a été frit avec
une fantastique garniture d’anguille et sur le côté l’aïoli. Au lieu d’utiliser
de l’anguille fumée, on joue avec deux éléments bien distincts. D’ailleurs on
constatera que ce met à des bases également espagnoles avec l’utilisation de
l’aïoli. Pour finir, le visuel est magnifique avec cette assiette de granit.
Le met
suivant présenté dans une noix de coco est un jus de noix de coco et corail
thaï, queues de langoustines, amandes fraîches et huile de piment. Il n’y a
rien de faux dans ce plat et c’est simplement délicieux. Le seul reproche s’il
doit y en avoir un…c’est que c’est beaucoup trop ressemblant à un plat
thaïlandais avec l’utilisation de curry dans la sauce.
Pour
continuer, des Pignons à la carbonara façon risotto, jaune d’œuf et truffe. La
sauce carbonara nous est servie pour la deuxième fois cette semaine…mais ici la
recette est une totale réussite et vraiment ingénieuse. En place d’un riz ou de
pâtes, ce sont des pignons qui ont été utilisés, sur lesquels on trouvera une
sauce crémeuse au parmesan, un jaune d’œuf que l’on mélangera ensuite à la
préparation et sur le dessus de la truffe blanche. Difficile de faire plus
gourmand.
Autre
superbe et gourmande assiette avec les « Gnocchi à la parmesane », jus et
champignons cuits et infusés à basse température à la citronnelle et à la
truffe. Le visuel et étonnant avec cette assiette aux couleurs bigarrées
ressemblant à une coquille d’huitre et le met aux mêmes couleurs, blanc et
brun. Un mélange de champignons de saison finement émincés et parfumés ainsi
que de la truffe noire sur ces gnocchis d’une très légère consistance car en
réalité liquides, utilisant une technique de sphèrification
inventée par « El Bulli » . Le jus est lui aussi très fin et complète
le tout magnifiquement. Vous trouverez d’ailleurs la recette en anglais sur ce site mais qui aurait peut-être changé avec l’adjonction de citronnelle et
truffe, mais l’essentiel est là.
Impressionnant
plat que les Calamars façon riz noir, graines de piments de Padrón. Un calamar
traité comme un riz car ceux-ci ont été découpés en tout petit morceaux non
loin de la taille d’un grain et ensuite recouvert d’une sauce à l’encre de
seiche et des graines de ce piment vert sur le dessus que l’on mange souvent
sauté en tapas. Inspiration locale de « l’arroz negro » ici revisité
avec brio.
Autre
splendide assiette noire avec le Turbot à la braise, peaux et crème de
topinambour rôti, poudre de poivron, pomme de terre des Canaries au charbon et
salsifis roussis. La composition visuelle est exceptionnelle, le poisson cuit
comme il se doit, divers jeux de textures avec le topinambour sous deux formes
et ses étonnantes pommes de terre nouvelles ridées d’une variété appelée « Papa
bonita » et qui peut se consommer avec leur peau. Pommes de terre propre
des Canaries, littéralement « pomme de terre jolie »), l’une des
pommes de terre des plus liées à l’identité des Canaries. Très enracinée
historiquement à l’archipel, où elle arriva dès l’Amérique au XVIIe siècle,
c’est la variété plus habituellement utilisée pour les préparer avec le
traditionnel « mojo ». Ici servie donc avec le poisson.
En plat
principal, un plat de saison que nous avions déjà mangé cette semaine mais
quelle bonheur d’en découvrir une nouvelle interprétation. Le Lièvre à la
royale, pain de pomme de terre à l’échalote noire et petits navets cuits au
beurre. Présenté sur une assiette rouge sang, un morceau de foie gras poêlé, le
lièvre reconstitué en un pavé rectangulaire et ce pain cuit à la vapeur à la
saveur bien particulière. L’échalote aussi appelée “Rakkyo” est une spécialité
de la préfecture de Tottori au Japon. Après sa récolte, on la laisse mûrir naturellement. Elle ne pourrit
pas mais noircit et perd son odeur forte et devient plus tendre et douce. Les
navets sont de taille microscopique, apportent une touche croquante au plat.
Une sublime réinterprétation.
Premier
dessert qui est comme un coup de fouet plutôt bienvenu avec les Bulles de
Schweppes, mangue, citron confit et genièvre. Interprétation étincelante d’un
gin-tonic, quelques boules qui ressemblent à des gouttes d’eau que l’on prend
entière en bouche et qui contiennent le liquide précédemment mentionné. Plutôt
ludique mais très agréable et accompagné d’un excellent sorbet.
Dessert
encore plus aboutit appelé Rochers chocolat et truffe blanche, fromage blanc,
miel et noix. Une explosion en bouche de diverses saveurs surtout avec cette
truffe qui parfume admirablement le tout qui n’est pas trop sucré. Un très beau
dessert.
Le dessert
suivant est encore au stade expérimental et ne nous aura pas réellement
convaincu car les associations d’ingrédients ne sont pas assez distinctes. A
première vue cela ressemble à une terre et en dessous un mélange plutôt
complexe. Un dessert intitulé Terre de chocolat à la crème de panais, peaux
de tubercules végétales cuites, ganache au chipotle
et noisettes grillées. Le goût est un peu linéaire et surtout une
impression de manque de légèreté nécessaire en fin de de repas.
Et pour
terminer, un Cupcake meringue et yuzu. Je ne suis absolument pas amateur de ce
type de pâtisserie que je considère avant tout comme un phénomène de mode comme
d’ailleurs d’autres inepties... les « cronuts ». Une meringue trop sucrée sur le dessus et un goût
uniforme sans trop vraiment sentir le yuzu qui est étouffé par le sucre.
Quelques
petits fours et de sucreries additionnelles comme un ludique rouge à lèvre de
glace aux framboises. Egalement la recette sur le même site avec une séquence
vidéo.
C’est
sympathiquement que nous avons eu la chance de visiter les cuisines et de partager
quelques idées avec Jordi Cruz très ouvert à la discussion.
Un repas
qui s’est avéré être globalement un très beau moment avec une cuisine de haut
vol avec quelques plats peut-être moins aboutis mais rares. Un chef moderniste
qui flirte souvent avec le moléculaire mais qui ne sombre pas dans une
démonstration gratuite de ses talents car les goûts sont présents comme chez un
Eneko Atka de Azurmendi. Certains plats sont aussi plus traditionnels et l’on
voyage élégamment de la Catalogne à l’Asie sans jamais observer une faute de
goût. Les mets et dressages font preuve d’une grande maturité et l’on ressort
comblé de cet établissement après trois heures de dégustation.
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